Tissage royal

Probablement exécutée pour Louis XV, une tapisserie de la tenture des « Métamorphoses » d’Ovide figurant Renaud et Armide fait son entrée au Mobilier national, au sein du site historique de la manufacture des Gobelins. Là où elle avait été tissée trois siècles plus tôt...

PAR CLAIRE PAPON

Rarement l’expression «faire tapisserie » aura été plus inappropriée. Notre panneau attirait l’attention de l’ancien garde-meuble de la Couronne – en charge aujourd’hui de l’ameu- blement des palais officiels de la République – qui s’en portait acquéreur à 38 100 €, par téléphone, le 13 octobre dernier, à l’hôtel des ventes de Saint-Cloud, dans la fourchette de l’estimation (voir Gazette n° 35, page 55). Aucun des cadres du Mobilier national ne pouvant assister à la vente, la préemption ne pouvait être utilisée. Aussi, cette pièce historique a été achetée sur le budget ordinaire du Mobilier national. Elle a été réceptionnée le 4 décembre par le musée et est actuellement entre les mains de l’atelier de restauration pour quelques mesures de conservation : pose d’une doublure, d’une sangle et d’un velcro, reprises de quelques coutures. Une fois ce brin de toilette terminé, elle devrait être dévoilée en début d’année prochaine, dans la galerie des Gobelins, au titre des nouvelles acquisitions. Elle sera ensuite déposée en attendant un premier prêt pour une exposition temporaire ou une institution culturelle, à Paris, en régions ou à l’étranger. Le Mobilier national ne disposant pas de lieu permanent d’exposition, il en accorde volontiers, sachant que les textiles anciens, en raison de leur fragilité et des effets nocifs d’une trop longue exposition à la lumière, ne peuvent être sortis de leurs réserves plus de trois mois. Malgré un âge vénérable, notre tapisserie est en bon état de conservation et ses coloris d’une grande fraîcheur. Un autre atout non négligeable... Précisons également qu’elle vient rejoindre une autre tapisserie sur le même sujet acquise pour 84 500 € le 10 octobre 2023, à Drouot (Giquello OVV). Celle-ci provenait de la collection de la galerie Chevalier, et était tissée en haute lice. Ces deux achats s’inscrivent dans la volonté pédagogique de l’établissement de montrer ces deux types de tissage au public.

Une tenture très en faveur

Mais revenons à notre panneau tout juste entré dans les collections... Il a été tissé entre 1714 et 1720 et appartient à la seconde série des « Métamorphoses » d’Ovide. Une première tenture a en effet vu le jour dans les années 1680 aux Gobelins, tissée d’après une série de cinq cartons. Quinze lui sont ajoutés au début du XVIIIe siècle, au vu de la faveur dont jouit le thème. Les commanditaires, for- tunés bien sûr, peuvent donc choisir parmi une vingtaine de sujets pour composer le décor intérieur de leurs demeures. Le premier jeu de cartons – d’époque Louis XIV – étant très abîmé, il est remplacé dès 1704 par un second, au moment où il s’agit de tisser la ten- ture destinée à Louis XV, et à laquelle pourrait appartenir notre tapisserie. Les cartonniers Joseph Yvart, Jean-Baptiste Blin de Fon- tenay et Charles Chastelain se répartissent le travail : au premier les figures, au deuxième les fleurs, au dernier les paysages. L’ensemble commandé par le roi n’a été tissé qu’une seule fois aux Gobelins, entre 1714 et 1720. Il comprend : Apollon et le serpent Python, Apollon et Hyacinthe, Le Retour de la chasse de Diane, Narcisse et Écho, Mercure et Argus, Zéphyr et Flore, et enfin Renaud et Armide. Précisons que ce sujet ne fait pas partie des Métamorphoses mais de La Jérusalem délivrée, poème épique publié en 1581 en italien par Torquato Tasso, dit le Tasse. Renaud, jeune guerrier chrétien engagé dans la première croisade, est enlevé par la belle et redoutable Armide, fille du roi de Damas et magicienne, qui charme les soldats à l’aide de son miroir enchanté pour les transformer en bêtes. Mais prise à son propre piège, elle s’éprend de Renaud et refuse de le laisser partir. Au centre de notre tapisserie, Renaud tient le miroir de la jeune femme. Autour du couple, des amours s’amusent. L’un décoche une flèche, un autre tient une torche enflammée, un troisième orne de fleurs le bouclier du croisé. Au second plan, deux nymphes se baignent dans un bassin et deux soldats annoncent la suite de l’histoire, puisqu’ils arriveront à rappeler Renaud à son devoir de soldat.

De la toile au carton peint

C’est un tableau de Louis de Boullogne (1654-1733), exécuté en 1704 (93 x 125,2 cm, conservé en collection particulière), qui a servi de modèle à cet épisode, les dimensions du carton étant supérieures à celles de la toile afin de s’adapter au format de la tapisserie. Un groupe d’arbres avec deux paons est ajouté, la fontaine, tronquée sur le tableau, est ici complétée. Notre exemplaire a été tissé en basse lice, très probablement dans l’atelier de Jean Souet, l’un des grands «entrepreneurs » des Gobelins, selon le terme en usage sous l’Ancien Régime. En l’absence toutefois de bordure et de galon, et donc de signature, difficile de ne pas émettre une réserve.
Notre exemplaire fait-il partie de la tenture des « Métamorphoses » tissée pour Louis XV ? « La démonstration faite par la maison de ventes est satisfaisante, si l’on compare les dimensions, et le fait que les deux tapisseries ont été tissées sur des métiers de basse lice », explique Arnaud Denis, inspecteur des collections au Mobilier national. « C’est ce qui a bien sûr motivé notre achat, dans la mesure où nous n’avons à ce jour pas d’élément pour contredire cette option », ajoute-t-il. Précisons enfin que la tenture du roi est acquise par madame de Pompadour en 1761. À sa mort, une partie rejoint les collections de son frère, le marquis de Marigny, une autre celle de son cousin, Auguste Poisson de Malvoisin, avant que l’on ne perde sa trace dans la tourmente de la Révolution. Notre exemplaire, lui, a été acheté à la fin du XIXe siècle par l’aïeul des propriétaires qui s’en séparaient le 13 octobre dernier, ainsi que deux autres tapisseries des
«Métamorphoses». Il pourrait permettre de renouer le fil de l’histoire de cette tenture royale. Affaire à suivre donc... 
Dans la Gazette Drouot 46, du 19 décembre 2024.