Alberto Giacometti, une question d’échelle
Du haut de son double socle, ce buste miniature acquiert une dimension monumentale. Conçu en 1940-1941, il témoigne des expérimentations de l’artiste, cherchant à traduire ses perceptions en sculpture. Cette édition posthume de 1971 a figé dans le bronze une sculpture conçue en 1940-1941 par Alberto Giacometti, alors à un tournant de sa carrière. Lucien Thinot est l’auteur de cette fonte. Ancien mouleur au sable chez Eugène Rudier (1879-1952), ayant travaillé sur nom- bre de créations de Diego Giacometti, il a créé sa propre fonderie en 1947, à quelques pas de la tour Eiffel : « La Sablonnière ». Elle a pris son essor en 1953, grâce à sa rencontre avec Germaine Richier, qui lui a confié l’es- sentiel de ses œuvres de taille réduite. Thinot a coulé les œuvres des artistes les plus presti- gieux, d’Auguste Rodin à Aristide Maillol, en passant par Antoine Bourdelle, Joseph Csaky ou encore Ossip Zadkine. Annette Giaco- metti a également fait appel à lui pour éditer en bronze des plâtres originaux de son mari. Le bronze de ce Petit buste sur double socle nous ramène donc à la démarche du sculp- teur au tout début des années 1940. Il faut l’imaginer à l’œuvre : « Alberto rentrait à son hôtel le soir avec une sculpture de 20 à 30 centimètres de haut sous le bras, et reve- nait le lendemain avec une pièce de seule- ment 7 à 10 centimètres de haut », raconte son neveu Silvio, qui a posé pour son oncle étant enfant. En 1948, se confiant à Pierre Matisse dans une lettre, Giacometti se souvient qu’en- tre 1935 et 1940, bien que poursuivant le désir de concevoir une œuvre monumentale, il ne pouvait s’empêcher de réduire la taille de ses têtes sculptées à mesure qu’il y travaillait. C’est grâce au dessin, en 1945, qu’il s’est mis à façonner « des figures plus grandes, ou au moins pas absolument minuscules ». Dès 1938, il a cherché à se libérer des dimensions réelles pour traduire la perception d’une présence lointaine, notre vision transformant les per- sonnages en silhouettes grandes comme une tête d’épingle. En plaçant une figure aux dimensions réduites sur un socle démesuré, il reproduit cet effet en modifiant le rapport à l’espace. Ce contraste d’échelle a pour consé- quence de focaliser l’attention sur la sculpture, devenant monumentale, grâce à cet artifice. Appliquant ce concept, il propose une petite tête sur un grand socle à l’Exposition natio- nale suisse de Zurich (Schweizerische Lande- sausstellung) en 1939, pour la cour d’un
pavillon construit par son frère architecte, Bruno. Bien que l’œuvre ait été critiquée et refusée par ses organisateurs, Alberto ne se démonte pas, persuadé de l’intérêt novateur et de la puissance de son œuvre, qu’il décrit en ces termes à sa mère, dans une lettre de 1939 : «Petite dans le jardin, elle transformait com- plètement l’espace [...] une grande tête vue de loin, même 3 mètres, et elle faisait pour l’œil sur les autres choses l’effet d’un téles- cope. » Quittant Paris occupé pour Genève en 1941, il poursuit ses recherches sur la représen- tation humaine en Suisse, où il demeurera pendant tout le conflit. Se comparant à Sisyphe, il tente de relever le défi impossible d’inscrire la vision dans la sculpture, par le biais de ses expérimentations d’échelle et de ses miniaturisations. Au même titre que le cadre d’un tableau, son socle lui permet de replacer l’œuvre dans l’espace en suggérant la distance par la disproportion. Le piédestal est aussi, voire plus important que la sculp- ture elle-même, le but de Giacometti étant de représenter l’image que voit notre œil plu- tôt que le sujet regardé. De cette période, pendant laquelle il travaille des œuvres miniatures, serait née la légende selon laquelle il les aurait rapportées à Paris dans six boîtes d’allumettes...
Alberto Giacometti (1901-1966), Petit buste sur double socle, modèle conçu en 1940-1941 et fondu en 1971,
bronze signé et numéroté 1/8, cachet du fondeur L. Thinot Paris, 11,3x6,2x5,4cm. Estimation : 150 000/200 000 €
Dans la gazette Drouot du jeudi 13 mars 2025.
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