La plasticienne est désormais partout. Et le programme est fourni ! Citons, dans l’orangerie du châ- teau de Versailles cet été, sa Chambre de soie, une broderie monumen- tale de 350 m2, puis l’inauguration de l’une de ses œuvres dans le tout nouveau jardin de sculptures de Ruinart à Reims – après une carte blanche l’année dernière pour l’édition limitée de la maison de champagne –, l’expo- sition Selva jusqu'au 24 novembre au musée Fortuny, parallèlement à la 60e Biennale d’art contemporain de Venise... Sans oublier qu’elle a été lauréate du palmarès 2023 des « Femmes de la culture », et pro- mue officière de l’ordre des Arts et des Let- tres la même année. Enfin, la voici qui débarque cet automne sur le marché de l’art avec une forêt monumentale, une com- mande spéciale reçue en 2013 du promoteur immobilier Ogic pour son siège social de Boulogne-Billancourt. À n’en pas douter, ce passage en ventes publiques va faire grand bruit, tant Eva Jospin y est encore rare – trois résultats seulement sont référencés sur le site de la Gazette et quatre sur celui d’Artnet ! Retenons, le 28 juin dernier à Drouot chez Thierry de Maigret, une forêt acquise en 2014 à la galerie Suzanne Tarasieve à Paris. De dimensions plus modestes – 148 x 100 cm –, elle avait tout de même atteint 92 736 €. Jusqu’à quelle hauteur les enchérisseurs iront-ils se perdre cette fois ?
L’éloge de la lenteur
À l’occasion de la visite de son atelier (voir Gazette 2021, n° 41, page 270), elle nous avait confié à quel point elle s’y sentait bien, comme portée par une énergie créatrice. Entourée d’une équipe féminine et aidée de machines au caractère plutôt masculin – entendez par là un ballet de scies sauteuses, fraiseuses, et autres découpeuses –, elle y donne vie à une matière humble, voire banale et surtout oubliée de l’histoire de l’art : le car- ton. L’artiste dit justement aimer « que ce ne soit pas un matériau que l’on respecte. On peut tout arracher, tout recommencer et en même temps se servir d’une contrainte pour inventer ». Disponible à profusion, déjà recy- clé et peu onéreux, il ne se distingue pas parti culièrement. Mais le XXe siècle est passé par là, en cassant les codes et en ouvrant la porte à toutes les formes et tous les éléments. Alors, cette pâte à papier issue du bois – il y a rarement des hasards –, se transforme en pay- sages monumentaux, grottes venues du fond des âges, folies réinterprétées et autant de forêts profondes. Son travail répétitif se tra- duit par une sorte d’éloge de la lenteur, il s’ef- fectue par strates successives, accumulant les couches pour créer la tridimensionnalité. Le carton est taillé, découpé, collé et fait apparaître troncs, branches, feuilles et enfin une forêt dans son intégralité, aussi vraie que possible tant ses bords ondulés forment une texture semblable à l’écorce des arbres, et sa couleur évoque celle du bois. Ensuite, il ne reste plus qu’à « partir » se promener à l’intérieur de la densité de l’œuvre. L’artiste revendique cette invitation au déplacement du regard, « une œuvre ne se résume pas à une face, elle est multiface ». Il n’y a jamais de présence humaine ou animale dans ses créations, une spécificité là encore : c’est le spectateur qui doit venir l’habiter de sa déambulation silencieuse.
Promenons-nous...
Depuis plus d’une décennie déjà, Eva Jospin déploie son univers fabuleux et onirique en autant d’architectures palladiennes – comme le formidable Panorama montré dans la cour Carrée du Louvre en 2016, en écho à l’exposi- tion « Hubert Robert - Un peintre visionnaire » tenue dans le musée –, tout en imaginant aussi des caprices inspirés du XVIIIe siècle, ou encore un majestueux cénotaphe dans le volume dépouillé de l’abbaye de Montmajour à l’été 2020, sans omettre ses obscures forêts... Ce sont justement ces dernières, ciselées avec une immense précision – elle les assemble depuis 2009 et pense ne jamais s’en lasser –, qui l’ont propulsée sur le devant de la scène. On a tous en tête l’installation imaginée pour le gou- lot d’accès du Beaupassage, boulevard Raspail à Paris. De fait, le thème forestier occupe une place centrale dans son œuvre, voire récurrente. Avec lui, et sans chercher à être une artiste environnementale – pour elle, l’art déclenche des débats sans être l’acteur principal du chan- gement –, Eva Jospin interroge notre relation à la nature. Elle s’inspire bien sûr de son histoire, mais aussi de l’idée véhiculée par ces lieux qui sont autant refuges que mystères et sièges de nombreux contes de notre enfance. Elle mêle les forêts mythiques et celles chantées de la lit- térature et nous embarque dans un univers pro- pice à la méditation, en quête de connaissance mais aussi d’« échappée mentale ». Et ainsi donne naissance à un « écosystème » très fra- gile qu’il ne faut surtout pas toucher autrement que par le regard...
Eva Jospin (née en 1975), Forêt, 2014, collage de carton découpé et retravaillé, monté sur un châssis en bois formé de cinq panneaux numérotés, 2,80 x 4,50 m. Mise à prix : 40 000 €
PAR ANNE DORIDOU-HEIM (Dans la Gazette 41 du 14 novembre 2024)
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