Reliés aux emblèmes de Marguerite de Valois, les deux volumes de ce rarissime exemplaire des œuvres de Cicéron issu de la bibliothèque de la reine Margot nous rappellent qu'elle était l'une des femmes les plus érudites de son temps.
Voici qu’apparaît un ouvrage que tous les bibliophiles de France – et de Navarre ! – vont désirer ardemment. Ces Œuvres de Cicéron ont appartenu à l’une de nos plus chères souveraines, éminente érudite et grande bibliophile : la reine Margot. Elle les a fait recouvrir d’une reliure décorée en plein champ d’un semis de marguerites, son emblème. Sa bibliothèque a été dispersée par les siècles et la redécouverte d’un livre y ayant figuré en bonne place fait évidemment figure d’événement. Prisé 10 livres !
Marguerite de Valois (1553-1615) avait en effet réuni l’une des plus riches bibliothèques de l’époque, rivalisant avec celles de ses frères les rois de France. Son ami Brantôme relève qu’« elle estoit fort curieuse de recouvrer tous les beaux livres nouveaux qui se composoient tant en lettres sainctes qu’humaines ». Et l’expert Nicolas Asvisio renchérit en précisant qu’ « elle suivait l’actualité et composait sa bibliothèque avec les travaux des hommes de lettres les plus en vue ». Une bibliothèque relativement bien connue, notamment grâce à l’inventaire établi après son décès – le 27 mars 1615 – par les notaires Pierre Guillard et Raoul Bontemps, très précisé- ment le lundi 30 mars 1615. Il est amusant de noter que des commissaires en ont réalisé la prisée : c’est en effet sous le règne d’Henri II, père de Margot, que les offices de maîtres priseurs-vendeurs ont été créés en 1556. « L’ouvrage de Cicéron s’y retrouve sous la quatrième référence de l’inventaire : “Opera Ciceronea, lambini, Folio, deux volumes, cou- vert de maroquin doré, prisé 10 livres” », reprend Nicolas Asvisio, et il est l’un des plus précieux de l’ensemble puisque « seuls six numéros sur les 281 que compte l’inventaire ont été estimés plus de 10 livres ».
Pourtant conséquente, la bibliothèque a peu à peu disparu dans les tourments des siècles. L’historien des livres Nicolas Ducimetière, dans son recensement de 2017, énumère seulement vingt-six ouvrages dûment identifiés comme en provenant. La grande majorité étant caractérisée par un même type de reliure, dit du « fer au soleil », à filets d’enca- drement, coquilles aux écoinçons et soleil rayonnant central. Toutefois, l’archiviste paléographe Marie-Noëlle Baudouin-Matuszek, en décrit un second type répertorié jusque-là sur un seul ouvrage – le Recueil des prophéties de sainte Brigide – qu’elle décrit comme ayant « le semé, soit de fleur de lys, soit du chiffre de la reine, soit de margue- rites ». L’exemplaire du Cicéron est donc l’un des deux seuls identifiés, portant sur son premier plat un décor de semis de marguerites. On retrouve encore le portrait de profil de Margot dans des médaillons encadrant celui, central, figurant un soleil rayonnant rehaussé de cire blanche et bleue. « La reliure est remarquable, elle réunit un grand nombre de caractéristiques des plus beaux ornements des reliures de luxe du XVIe siècle : les fonds azurés, les portraits, les médaillons et les rehauts à la cire », précise l’expert. Le bleu est d’une fraî- cheur incroyable. Et si nous n'avons pas de noms de relieurs avérés, la qualité du travail renvoie forcément à un atelier éminent. Enfin, si le cheminement du livre, entre l’inventaire de 1615 et 1862, demeure inconnu, à partir de cette dernière année, il est parfaite- ment traçable. Le libraire François – une lettre placée en tête du premier volume en atteste – le vend alors au collectionneur Léopold Double. Il se retrouve au catalogue de sa vente en 1881 où il est décrit comme revêtu d’une « très curieuse reliure ». Ernest Quentin-Bauchart le cite en 1886 dans son ouvrage traitant des Femmes bibliophiles de France (XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles). Il est depuis demeuré dans la même famille.
Femme de lettres
Dans ce XVIe siècle qui est pourtant celui de la Renaissance et des grandes découvertes, les femmes devaient se battre pour leur liberté, car paradoxalement la diffusion de la pensée humaniste les dessert. C’est par l’accès aux savoirs que certaines d’entre elles – les mieux nées – ont pu acquérir une place, qu’elles soient femmes de lettres elles-mêmes ou simplement érudites. Autour de Marguerite de Savoie (la tante de Margot), Catherine de Médicis (sa mère) et Marguerite de Navarre (la grand-mère d’Henri IV et grand-tante de Margot) gravitait une élite aristocratique et intellectuelle. Elles recevaient les poètes et les écrivains, les protégeaient contre les vicissi- tudes du temps et les guerres de religion, s’ou- vraient aux textes antiques retranscrits comme aux plus récents. Et parmi toutes ces figures, se détache par le parfum d’aventure qu’elle dégage – et qui ne lui rend pas justice –, celle de Marguerite de Valois, dite la reine Margot. Alexandre Dumas est l’inventeur de ce sobriquet, lorsqu’au XIXe siècle il fait de sa vie une légende. Alors on laissera de côté son mariage arrangé en 1572 avec Henri de Navarre, futur Henri IV, pour tenter d’apaiser les tensions entre catholiques et protestants, les massacres de la nuit de la Saint-Barthélemy, son divorce en 1599. On oubliera ses « amants » – si nombreux qu’elle aurait eu besoin de plus d’une vie pour tous les consommer –, et ses choix politiques qui l’amenèrent à conspirer et à se retrouver à plusieurs reprises en captivité, pour se concentrer sur son immense culture. De son temps, elle était déjà considérée comme l’une des femmes les plus lettrées. Le juriste et auteur Dreux du Radier, lui rendant grâce en 1776, n’hésite pas à affirmer qu’elle était « la princesse la plus extraordinaire qui ait paru dans le XVIe siè- cle ». L’histoire lui reconnaît désormais d’être une mécène de goût, autrice de mémoires, dis- cours, poésies et nombreuses lettres et, last but not least, d’avoir réuni l’une des bibliothèques les plus importantes du siècle. Ses Mémoires, rédigées en 1594 durant son séjour en prison dans une forteresse auvergnate où elle s’ennuyait ferme, sont considérées comme son plus beau texte. Elle s’y adresse à son vieil ami Brantôme et écrit en ouverture : « Je tracerai mes mémoires, à qui je ne donnerai plus glorieux nom [...]. Cette œuvre donc, d’une après-dînée, ira vers vous comme les petits ours, en masse lourde et difforme, pour y recevoir sa formation. C’est un chaos duquel vous avez déjà tiré la lumière. [...] » Plus loin, elle dit encore combien sa captivité fut adoucie par le plaisir de la lecture « n’ayant cette obli- gation à la fortune, mais plustost à la providence divine, qui dès lors commença à me pro- duire un si bon remède pour le soulagement des ennuis ». Elle n’envoya jamais le texte à son admirateur. Il fut retrouvé dans ses papiers après sa mort, publié treize ans plus tard en 1628, et connut dès lors un immense succès. L’ouvrage se lit comme un roman racontant les grands événements politiques de la période mis en parallèle des épisodes tragi-comiques de la vie des Valois. Le Discours sur l’excellence des femmes rédigé en 1614 est son dernier écrit. Il s’agit d’une réponse à la misogynie d’un père jésuite, un petit manifeste féministe remarquable de spiritualité et de concision. Brantôme avait vu juste !
PAR ANNE DORIDOU-HEIM dans la Gazette Drouot du jeudi 16 octobre 2025.
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